30/07/2013

L'Etat en question(s)


"De l'Etat"
"Réfractions", 
revue de recherches et expressions anarchistes

EDITO du n° 30 (mai 2013)
Il n'y a pas de place ici pour des demi-mesures : en un mot comme en cent, « l’anarchie » et « l’État » sont deux réalités radicalement antinomiques et absolument incompatibles. De Bakounine à Malatesta, pour ne mentionner que des classiques, l’histoire de la pensée anarchiste foisonne d’analyses qui scrutent la nature profonde de l’État, et elle est riche en discours qui argumentent solidement les multiples raisons de son rejet. De même, les diverses pratiques déployées collectivement par le mouvement anarchiste, tout comme par les individus qui le composent, montrent à l’évidence que les anarchistes sont incurablement « réfractaires à l’État » et comptent parmi ses ennemis les plus irréductibles.

Il ne s’agit donc pas dans ce dossier de revenir sur ce que nous considérons comme un acquis pour en répéter les formules ou pour les exprimer autrement, mais plutôt d’essayer de jeter un regard actuel sur l’État qui soit en même temps un regard sur l’actualité de l’État. En d’autres termes, il s’agit de nous interroger à la lueur des connaissances d’aujourd’hui sur les caractéristiques de l’État, et donc sur les modalités du pouvoir politique institué, telles qu’elles se manifestent à notre époque.

Il est admis que l’État moderne, en tant que forme historiquement construite d’organisation politique de la société et en tant qu’instance d’exercice du pouvoir, a pris son essor en Europe il y a quelque cinq siècles. Compte tenu du rythme des changements sociaux en Occident, cela représente un laps de temps suffisamment étendu pour qu’il soit tout à fait raisonnable d’affirmer que l’État a connu des transformations significatives au cours de cette période. Ces changements n’ont sans doute pas altéré les caractéristiques fondamentales de l’État en tant qu’institution qui se trouve investie du droit exclusif à l’usage légitime de la force, ou en tant qu’institution imaginaire qui porte inscrite en son sein l’exigence de soumission. et qui en promeut le caractère volontaire, Mais ces changements représentent des « métamorphoses » de l’État qui adopte de nouvelles formes de fonctionnement, qui se coule dans des structures différentes, et qui produit d’autres effets de pouvoir.

Aux côtés d’une réflexion indispensable sur la lente genèse du phénomène étatique, sur les diverses représentations qui se sont constituées à son sujet, et sur l’autonomie conçue comme son antithèse radicale, c’est donc « l’état de l’État » aujourd’hui que nous avons voulu tenter de cerner et de comprendre au moins partiellement. Cela répond au souci légitime d’atteindre un meilleur entendement de ce que représente actuellement l’État, mais aussi à l’attente qu’il puisse en surgir d’éventuelles indications pour orienter la lutte contre la domination et en faveur de l’autonomie politique. Ce plan de travail nous a incités à repenser par exemple la question de la raison d’État et de la souveraineté dans leur rapport à l’état d’exception, ou à revoir les liens étroits tissés entre l’État et la guerre ainsi que la diversité des positions prises par les anarchistes dans les situations d’affrontement armé, ou encore à réfléchir sur les caractéristiques du nouvel État techno-managérial tel qu’il est en train de se constituer.

Cela dit, notre époque étant ce qu’elle est, l’analyse du néolibéralisme dans ses diverses acceptions et l’examen des modifications qu’il imprime à l’État étaient bien entendu incontournables pour construire un regard sur l’État contemporain qui aille notablement plus loin que le débat au sujet du désengagement ou non de celui-ci, et qui prenne en compte avec la rigueur nécessaire les particularités de l’économie capitaliste au vingt-et-unième siècle. En fait, en plus de faire l’objet de deux traitements spécifiques, la référence au néolibéralisme court à travers la plupart des textes de ce dossier.

Mais pour que ce regard sur le présent soit lui-même actuel, il nous fallait aussi puiser dans quelques-uns des matériaux que la pensée contemporainemet à notre disposition. Parmi bien d’autres penseurs, ce sont par exemple Bourdieu et Foucault qui sontmis ici à contribution de manière critique dans plusieurs textes, tout en sachant que l’on peut recevoir les formulations de ces deux auteurs soit comme des analyses non dénuées de portée subversive, qui nous permettent demieux cerner la nature de l’État contemporain, soit – surtout en ce qui concerne le second – comme des manifestations plus ou moins proches de l’idéologie qui sous-tend les formes actuelles du pouvoir politique. C’est ainsi que sont prises en compte aussi bien la notion, fortement polémique, de « gouvernementalité  » que celles plus pacifiées de « pensée d’État » et de « capital symbolique ».

Si notre angle d’attaque est primordialement théorique et penche sans doute vers un degré d’abstraction assez élevé, place est faite également dans ce dossier à des analyses plus concrètes qui cherchent à cerner ce que révèlent de l’État, et ce que permettent d’anticiper quant aux formes futures de l’État, certaines pratiques gouvernementales qui s’expérimentent actuellement – au sens fort du verbe – sur des populationsmigrantes situées dans les marges de nos sociétés.

Un espace est donné aussi à l’utilisation de l’État comme promoteur de modifications et comme appareil de contrôle de ce processus entre les mains de nouvelles classes ascendantes caractérisant une période particulière des actions de guérilla et des coupsmilitaires enAmérique Latine. Un lieu est également dévolu à interroger la conception de l’État qui ressort des écrits d’un penseur classique comme Jean-Jacques Rousseau. Enfin, en clin d’oeil, nous rappelons dans la section « Anarchive » que cette réflexion ne date pas d’hier pour plusieurs des rédacteurs et rédactrices de la revue.

Nous ne nous y trompons pas, l’État demeure bien puissant et l’anarchisme reste encore bien fluet, mais l’image mythique de David terrassant Goliath est là pour faire virevolter dans notre imaginaire l’idée que l’improbable est cependant tout à fait possible.

AU SOMMAIRE
Les deux représentations de l’État, par Eduardo Colombo.
 La raison gouvernementale et les métamorphoses de l’État, par Tomás Ibáñez.
 Le néolibéralisme : imaginaire du marché et réalité de l’État /
Imaginaire de l’État et réalité du marché, par Monique Rouillé-Boireau.
 L’économie néolibérale : entre (nouveau) régime et (ancienne) idéologie,
par Michel Armatte.
 À l’avant-garde des métamorphoses : l’État contemporain et la question migratoire, par Jean-Christophe Angaut.
 État d’exception et souveraineté : genèse et mutations, par Édouard Jourdain.
 La guerre et la santé de l’État, par Marianne Enckell.
 De l’État technobureaucratique à l’État technomanagérial, par Irène Pereira.
 La technobureaucratie dirigeante d’Amérique latine, par  Louis Mercier Vega,
Jean-Pierre Lavaud.
 Rousseau contre l’État, par Tanguy L’Aminot.
 Le mauvais esprit du sociologue : Bourdieu et l’État, par Jean-Christophe Angaut.
 De l’autonomie, par Eduardo Colombo.

ET AUSSI :
 Comment renouveler les mouvements Occupy ?, entretien avec Ángel Luis Lara.
 Incognito, le pouvoir ?, par Marianne Enckell.
 Les livres, les revues...
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