19/10/2010

Sur la dictature du consommable

En 1967, sortait Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem. Petit extrait, juste comme ça.

Vaneigem savoir-vivre
VII • L'ère du bonheur
« Le Welfare State contemporain correspond anachroniquement aux garanties de survie exigées par les déshérités de l'ancienne société de production. - La richesse de survie implique la paupérisation de la vie. - Le pouvoir d'achat est la licence d'acheter du pouvoir, de devenir objet dans l'ordre des choses. Opprimés et oppresseurs tendent à tomber, mais à des vitesses inégales, sous une même dictature du consommable.

Le visage du bonheur a cessé d'apparaître en filigrane dans les œuvres de l'art et de la littérature depuis qu'il s'est multiplié à perte de vue le long des murs et des palissades, offrant à chaque passant particulier l'image universelle où il est invité à se reconnaître. "Avec Volkswagen, plus de problèmes ! Vivez sans souci avec Balamur !
Cet homme de goût est aussi un sage. Il choisit Mercedes Benz."

Le bonheur n'est pas un mythe, réjouissez-vous, Adam Smith et Bentham Jérémie ! «Plus nous produirons, mieux nous vivrons», écrit l'humaniste Fourastié, tandis qu'un autre génie, le général Eisenhower, répond comme en écho : «Pour sauver l'économie, il faut acheter, acheter n'importe quoi.» Production et consommation sont les mamelles de la société moderne. Allaitée de pareille façon, l'humanité croît en force et beauté : élévation du niveau de vie, facilités sans nombre, divertissements variés, culture pour tous, confort de rêve. A l'horizon du rapport Khrouchtchev, l'aube radieuse et communiste se lève enfin, inaugurant son règne par deux décrets révolutionnaires : la suppression des impôts et les transports gratuits. Oui, l'âge d'or est en vue, à un jet de salive.

Dans ce bouleversement, un grand disparu : le prolétariat. S'est-il évanoui ? A-t-il pris le maquis ? Le relègue-t-on dans un musée ? Sociologi disputant. Dans les pays hautement industrialisés, le prolétaire a cessé d'exister, assurent certains. L'accumulation de réfrigérateurs, de TV, de Dauphine, d'HLM, de théâtres populaires l'atteste. D'autres, par contre, s'indignent, dénoncent le tour de passe-passe, le doigt braqué sur une frange de travailleurs dont les bas salaires et les conditions misérables évoquent indéniablement le XIXe siècle. «Secteurs retardataires, rétorquent les premiers, poches en voie de résorption ; nierez-vous que le sens de l'évolution économique aille vers la Suède, vers la Tchécoslovaquie, vers le Welfare State, et non vers l'Inde.

Le rideau noir se lève : la chasse aux affamés et au dernier prolétaire est ouverte. C'est à qui lui vendra sa voiture et son mixer, son bar et sa bibliothèque. C'est à qui l'identifiera au personnage souriant d'une affiche bien rassurante : «Heureux qui fume une Lucky Strike.»
Et heureuse, heureuse humanité qui va, dans un futur rapproché, réceptionner les colis dont les insurgés du XIXe siècle ont arraché, au prix des luttes que l'on sait, les ordres de la livraison. Les révoltés de Lyon et de Fourmies ont bien de la chance à titre posthume.
Des millions d'êtres humains fusillés, torturés, emprisonnés, affamés, abrutis, ridiculisés savamment ont du moins, dans la paix des charniers et des fosses communes, la garantie historique d'être morts pour qu'isolés dans des appartements à air conditionné leurs descendants apprennent à répéter, sur la foi des émissions télévisées quotidiennement, qu'ils sont heureux et libres. «Les communards se sont fait tuer jusqu'au dernier pour que toi aussi tu puisses acheter une chaîne stéréophonique Philips haute fidélité.» Un bel avenir qui aurait fait la joie du passé, on n'en doute pas.

Le présent seul n'y trouve pas son compte. Ingrate et inculte, la jeune génération veut tout ignorer de ce glorieux passé offert en prime à tout consommateur d'idéologie trotskisto-réformiste. Elle prétend que revendiquer, c'est revendiquer pour l'immédiat. Elle rappelle que la raison des luttes passées est ancrée dans le présent des hommes qui les ont menées et que ce présent-là, en dépit des conditions historiques différentes, est aussi le sien. En bref, il y aurait, à la croire, un projet constant qui animerait les courants révolutionnaires radicaux: le projet de l'homme total, une volonté de vivre totalement à laquelle Marx le premier aurait su donner une tactique de réalisation scientifique. Mais ce sont là d'abominables théories que les Eglises chrétiennes et staliniennes n'ont jamais manquer de flétrir avec assiduité. Augmentation de salaires, de réfrigérateurs, de saints sacrements et de TNP, voilà qui devrait rassasier la fringale révolutionaire actuelle. [...] »

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