18/06/2010

Décroissants et décroissants

Dans le numéro de mars-avril 2010 de la Revue internationale des livres et des idées (RiLi), nous trouvons un long et passionnant entretien avec Stéphane Lavignote, auteur de La Décroissance est-elle souhaitable ? (éd. Textuel, 2010, 9,90 €). Il parle de l'origine du mot et de l'idée de "décroissance" et tente de faire le point, notamment, sur les débats qui agitent aujourd'hui les différentes écoles françaises de la Décroissance, du moins leurs "têtes pensantes". L'article complet est désormais en ligne sur le site de la revue (ICI), n'hésitez pas à aller le lire. Intéressant pour y voir un peu plus clair...

EXTRAIT :
« [...] S. L. : Si l’expérimentation me paraît être si importante, c’est que le problème n’est peut-être pas d’arracher les individus à leur égoïsme naturel, mais plutôt de voir que les individus sont moins définis par leur égoïsme que par leur partialité : ils peuvent être généreux, mais avec ceux qu’ils considèrent comme leurs proches – comme l’affirme Deleuze reprenant les analyses de Hume – de sorte qu’il s’agit moins de rompre avec un égoïsme naturel par une éducation à l’altruisme que de chercher à élargir le cercle des sympathies spontanées des êtres humains, de chercher des situations, des dispositifs qui produisent cet élargissement et l’encouragent.

Pour ce faire, on peut s’appuyer sur un autre aspect du fonctionnement humain que met en évidence Hume, qui consiste à avoir l’habitude de prendre des habitudes, ce qui implique aussi qu’on peut construire et entretenir de nouvelles habitudes, en créant de nouvelles situations, de nouveaux agencements qui mettent les gens en relation. De nouvelles habitudes qui produisent de nouvelles sympathies. C’est ce que Hume appelle des institutions, un “système inventé de moyens positifs” pour reprendre l’expression de Deleuze.

Pour dire les choses de façon concrète, cela signifie que l’institution, c’est moins l’Institution École que l’institution de l’autogestion dans des classes, qui fait prendre ensemble l’habitude aux enfants de gérer les conflits, d’élaborer des compromis, etc. Moins “les Transports en commun” que les pédibus où des enfants encadrés par des adultes vont ensemble à l’école à pied et retrouvent des habitudes. La dimension collective est importante : je suis d’accord avec Vincent Cheynet et Paul Ariès pour dire qu’il ne s’agit pas de produire une nouvelle ascèse individuelle, mais de changer ensemble d’habitudes, de différer ensemble, car s’il est si difficile de changer nos habitudes personnelles, c’est parce que ce sont des co-habitudes, des habitudes que l’on a prises à plusieurs, comme le remarque Olivier Abel. L’enjeu est donc d’inverser le mouvement, de cercle
en cercle.

J. V. : [...] Quelle est la place attribuée à l’État par les objecteurs de croissance ?

S. L. : C’est une question qui fait débat dans le mouvement : d’un côté, Serge Latouche, par exemple, qui s’inscrit plus dans la continuité du courant écologiste des années 1970, fait plus confiance à la société elle-même, tandis que Vincent Cheynet ou Paul Ariès vont estimer que les changements nécessitent des décisions d’État, vont insister sur l’importance de la planification et vont dire leur désaccord avec les tendances libertaires qui veulent faire sans l’État, d’où aussi la défense par Paul Ariès des Institutions, avec
une majuscule. Leur vision de l’État semble parfois très classique.

Alors que Serge Latouche se montre très favorable à la démocratie locale, à une relocalisation du pouvoir, Vincent Cheynet l’attaque très durement sur cette question.
Il affirme assez fortement que sortir du modèle de démocratie représentative classique, donner trop d’importance aux dimensions locales de "pays” ou d’"éco-régions" comme les défend Serge Latouche, ce serait purement et simplement faire le jeu des idéologies "identitaires” d’extrême-droite. On a dit aussi leur méfiance vis-à-vis des expérimentations sociales. Pour Paul Ariès, si elles sont utiles, c’est qu’elles permettent de bricoler des alternatives qui pourront être généralisées à l’ensemble de la société – et on peut supposer que c’est là qu’interviendra l’État.

Mais la réflexion de Paul Ariès sur l’usage montre que, face à un cas pratique, il adopte une position qui dépasse cette apparente opposition. Pour lui, on l’a dit, valoriser l’usage, cela peut signifier militer pour l’institution d’une gratuité totale ou partielle de certains biens
et services, à la condition qu’ils soient limités à une certaine quantité et que cet usage soit respectueux de l’environnement et du social. À l’inverse, le "mésusage” serait renchéri voire interdit dans certains cas. Attention, la définition du mésusage n’est pas objective, elle ne repose pas sur une morale, mais plutôt sur une décision collective, et peut donc varier. Paul Ariès donne comme exemples de mésusages le jetable, le low-cost, le hors-sol, ou encore la grande distribution. Ici, c’est clairement l’État qui doit intervenir, guidé par
la volonté des citoyens. Il est seul à pouvoir mettre en œuvre de telles mesures.

Mais la valorisation de l’usage passe aussi par des expériences au niveau local, par le développement d’une "culture de l’usage” : il s’agit d’apprendre à se réapproprier des usages – comme le fait de manger, de voyager ou de se soigner – plutôt que d’être réduits à n’être que des consommateurs de biens, de soins, sur lesquels nous n’avons pas de maîtrise.
De ces réappropriations d’usages – qui vont aussi avec la valorisation de la gratuité et d’activités échappant à l’économie – témoignent les actions des parents qui fondent une crèche associative ou des voisins qui construisent un jardin partagé. On voit là le rôle que doivent jouer les expériences locales, ce qui rejoint ce que je dis sur les habitudes.

Entre les deux, entre le recours à l’État et l’action autonome des citoyens, il y a également la revendication d’une intervention accrue des citoyens dans la gestion des services publics, d’une plus grande maîtrise des usagers sur les institutions dont ils bénéficient. Cela montre une vision finalement plus équilibrée des rôles respectifs de l’État et de la société que les positions de principe ne peuvent le laisser penser. »

Réf. article : Comment vivons-nous ? Décroissance, "allures de vie" et expérimentation politique. Entretien avec Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal. RiLi n°16.

> Un extrait en ligne du livre de S. Lavignote, ICI.
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De nombreux articles intéressants sont également
en accès libre sur le site de la RiLi. Par exemple :
• "A bas les mécaniques ! Du luddisme et de ses interprétations"
• "Produire le commun" (à propos du livre d'A.Negri et M.Hardt Commonwealth)
• "Arne Næss et la deep ecology"
• "Ecoquartier, topos d'une écopolitique"
• "La société civile à l'assaut du capital ?"

(cliquez sur le titre de l'article pour y accéder directement)
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Signalons que la RiLi a dû interrompre ses parutions, faute de trésorerie nécessaire à l'impression et à la diffusion de la revue. L'équipe éditoriale nous promet de revenir dans quelques semaines ou quelques mois avec une nouvelle RiLi. En attendant, des articles seront mis en ligne chaque semaine sur son SITE.
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1 commentaire:

Anonyme a dit…

La réflexion ne fait que débuter et il va falloir l'affiner, peut-être en réfléchissant aussi aux conditions de cette décroissance. Voir par exemple en complément une série de billets là-dessus : http://yannickrumpala.wordpress.com/2010/04/10/sur_les_conditions_de_la_decroissance/