20/07/2010

"La réciprocité : une alternative au libre échange"

Trouvé dans la rubrique d'apres-developpement.org (Réseau des objecteurs de croissance pour l'Après-développement) qui compile plusieurs textes parus dans différents magazines sur l'après-développement.

La réciprocité : une alternative au libre échange, par Emmanuel N'Dione, sociologue, responsable de l'association Enda Graf Sahel à Dakar. Texte paru dans la revue L'Ecologiste n°6 (hiver 2001-2002). Extraits.

reciprocite
« Un grand nombre de sociétés africaines vivent encore sur le modèle de la réciprocité "Je reçois, donc j'existe. Je donne, donc je suis respecté.” Dans cette logique, le don constitue la principale référence, et le prestige de celui qui donne est un élément clé ; le fait de donner, c'est-à-dire en réalité le fait de redistribuer le surplus qu'on a réussi à créer, confère la respectabilité et le prestige. Ce qui est déterminant, c'est le contexte social qui légitimise le don et n'en fait jamais un acte isolé : le don crée ou renforce le lien social, il appelle un contre-don jamais défini, ni dans sa nature, ni dans ses échéances.

La logique de l'échange qu'entend universaliser le modèle du développement vise la satisfaction des besoins individuels que chacun peut avoir pour assurer son bien-être personnel. L'échange se réalise sur le ton de "Je te donne ce que tu n'as pas, et en échange, tu me donnes ce que je n'ai pas au prorata de la valeur de mon apport.” L'accent est mis sur la chose et sur sa possession, conformément à une logique d'accumulation : "Plus j'ai, plus je suis.” La valeur de ce qui est échangé est subjective et relative, fixée par la loi de la rareté : ne vaut que ce qui est rare. Tout est susceptible d'être classé sur une échelle de valeur et sanctionné par un poids monétaire.
Partout où elle se répand, cette logique du développement tend à substituer aux relations de réciprocité des rapports économiques frappés du sceau du libre-échange, entraînant la décomposition du tissu social et la désintégration des rapports de solidarité. Là où une économie de suffisance prévalait, la logique du libre-échange parle désormais d'économie de subsistance : être, tout simplement, ne suffit plus ; pour être plus, il faut avoir plus et toujours plus, sous peine de n'être que subsistant.

Quatre orientations
Globalement, notre stratégie vise à faciliter le développement d'un mouvement qui met en synergie les ressources humaines capables de se mobiliser en vue de la rappropriation de relations de qualité entre les hommes et leurs terroirs dans toutes leurs dimensions naturelles et spirituelles. Pour promouvoir la ressource humaine, pour reconstruire le pertinent ici et maintenant, pour recréer le lien social porteur de sens collectif, pour réhabiliter la réciprocité et l'expertise populaire, nous avons choisi de privilégier quatre axes stratégiques qui soutiennent ces objectifs :
- utilisation des espaces de tension ;
- valorisation de la créativité populaire ;
- valorisation des ressources culturelles et du sens dans les espaces symboliques ;
- critique des « bastions » et promotion de l'expertise populaire.

Nos alliés dans cette stratégie sont les victimes de l'actuel système dominant, en particulier ceux qui ont été exclus de leur richesse symbolique, et, en chacun d'eux, plus particulièrement le révolté, le créateur, le chercheur et l'expérimentateur qui sommeille. En même temps que ces dominés, nous aurons à discerner les richesses, les ressources et les valeurs qui sont ignorées ou rejetées par le système dominant. Dans les terroirs ruraux, cela nous amène, par exemple, à nous intéresser à ce que d'autres ont dévalorisé et à ce que les gens du village regardent sans espoir, tels les espaces abandonnés parce qu'insuffisamment productifs, les espèces en voie de disparition suite à leur surexploitation ou à leur abandon, les plantes et les pratiques phytothérapeutiques qui leur sont associées, les actes religieux liés aux activités agropastorales.

Valorisation des ressources culturelles
et du sens dans les espaces symboliques
Les pratiques, qu'elles soient sociales ou économiques, font partie de la culture autant que les gestes, les attitudes ou les comportements. Elles actualisent les manières de "vivre le monde” au quotidien. Nous constatons un peu partout une perte de sens provoquée par le recours de plus en plus fréquent à des systèmes d'explication étrangers aux acteurs populaires : ils ne sont plus vrais ou faux parce qu'on les a expérimentés soi-même ou parce que ses proches les ont vécus ou acceptés comme tels, mais parce qu'ils coïncident avec une explication légitimée par des instances lointaines : la Science, la Religion,
la Raison.
Lorsque les acteurs sont dépossédés de leur capacité d'expliquer le pourquoi des choses, ils deviennent culturellement dominés et prêts à accepter leur exclusion. En pratique, la perte de sens provient de la désappropriation, tant au niveau de la gestion des ressources que de la transmission culturelle. C'est ce qui se passe, par exemple, lorsque la gestion des arbres est confiée à une administration qui redéfinit les règles et, à travers elles, impose la définition de ce qu'est un arbre ou une forêt. Il en va de même pour les projets qui appuient les femmes en matière d'épargne et de crédit. Ils mettent souvent l'accent sur la gestion de l'argent et sur la dimension du profit individuel alors que, du point de vue des femmes, ce qui importe, c'est la redistribution et les relations nouvelles que permet l'accès au crédit. Pour recréer le sens de ce qui se vit réellement, il faudrait plutôt parler là d'économie relationnelle, alors que les «projets» se focalisent souvent, et parfois exclusivement, sur l'économie monétaire ou les techniques comptables.

Nos principaux objectifs dans le domaine de la revalorisation du sens et des cultures locales sont les suivants : identifier les pratiques et les gestes porteurs de sens ; en même temps aider les dominés à trouver ou à redécouvrir à leur usage le sens de ce qu'ils vivent ; départager dans le métissage des cultures et celui des techniques, ce qui enrichit et ce qui lamine ou détruit ; démasquer les détournements de sens par la publicité, la presse, l'école... Cette redécouverte se fera efficacement à travers l'analyse et le démontage de la culture dominante nourrie par le mythe du développement, en confrontation avec les situations et réalités sensibles ici et maintenant.

Mise en accusation des bastions
et valorisation de l'expertise populaire
Nous désignons par "bastions” toutes ces institutions qui produisent et imposent à tous la "bonne” manière de comprendre le monde et son fonctionnement et qui, ce faisant, légitiment les pratiques actuelles qui conduisent à l'exclusion du plus grand nombre, L'École et l'Université, l'Administration, la Banque, sont quelques-uns de ces bastions. Le système scolaire et universitaire légitime la Science et la Raison scientifique comme ultime explication et justification de tout. Plus que jamais, l'école, chance de promotion et de projection vers l'extérieur pour un tout petit nombre, est marginalisante pour la grande majorité : elle crée le déracinement culturel en même temps qu'elle fabrique ce qu'on appelle sans pudeur les "déchets” (pas de diplôme signifie moins de chance d'emploi et pas de responsabilités dans l'Establishment).
La Banque est l'instance qui opérationnalise la logique du marché et le pouvoir absolu de l'argent comme critère d'appréciation de l'utile et de l'inutile, de ce qui a de la valeur et de ce qui n'en a pas. En même temps que le système bancaire, c'est la marchandisation de l'économie que nous observons. L'Administration, et derrière elle l'État qu'elle sert, légitime la conception centralisatrice de la gestion du collectif, et rend "naturelle” l'idée de l'appropriation des droits et des moyens d'existence. [...]

Décentrage de nos pratiques
Le choix de ces axes stratégiques nous a menés tout logiquement à réviser nos propres pratiques, à nous « décentrer ». Ce décentrage a pris plusieurs formes et nous a conduits à changer nos priorités. Les activités en tant que finalités importent moins que ce qu'elles peuvent permettre d'apprendre aux acteurs. Réussir un puits, un reboisement, une opération d'assainissement ou une caisse d'épargne sont autant d'actions qui peuvent faciliter la vie, mais leur réussite ne sera réelle et de pertinence durable que si, à l'occasion de ces actions, les acteurs populaires ont vécu une expérience émancipatrice. C'est la maîtrise du processus qui va de la question à sa réponse, c'est-à-dire, la découverte progressive d'une solution, depuis son identification et les choix qui s'imposent jusqu'à son expérimentation qui est déterminante et libératrice. Le cheminement importe au moins autant que le résultat.

[...] L'idéologie du développement est entièrement construite sur l'idée qu'il faut à tout prix satisfaire les besoins ; à tel point qu'on pourrait définir le développement comme une entreprise visant la satisfaction progressive de besoins de moins en moins "subsistanciels”. Dans cette optique, les plus développés sont ceux qui ont satisfait leurs besoins primaires boire, manger, se soigner, etc., et qui cherchent à présent à satisfaire de nouveaux besoins à travers la consommation de produits de moindre nécessité. En réalité, la satisfaction d'un besoin fait naître l'insatisfaction pour dix ou cent autres, et ainsi de suite à l'infini. Partir des besoins nous paraît conduire à une impasse. Les besoins sont aliénants au sens où ils poussent l'individu à regarder de plus en plus loin et hors de lui, loin et hors de sa communauté de référence Le seul besoin vraiment essentiel, selon nous, est le sens et l'harmonie de ce qu'on vit, là où on vit, avec ceux avec qui on vit. Un besoin qui ne se marchande pas. "Je n'ai rien, je n'ai donc pas de besoin”, dit le proverbe marocain. [...] »

> Pour lire le texte complet, c'est ICI.
> Une interview (2004) d'Emmanuel Ndione autour de l'association ENDA, ICI.

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