27/12/2018

Vers une souveraineté collective

anarchiste
Le 27 décembre 1821, naissait Joseph Déjacque, militant et écrivain anarchiste.
En ces temps de défiance vis-à-vis de pseudo-représentants et de demande de "vraie démocratie", plus directe, les curieux pourront aller jeter un œil sur l'un de ses écrits, daté de 1857 : « La Législation directe et universelle ».
Ce texte est disponible gratuitement en ligne et à télécharger sur différents sites web. Notamment sur celui de la Bibliothèque anarchiste (pdf, epub, texte brut...).

EXTRAITS :
(...) La législation directe et universelle n’est pas un principe tant s’en faut, c’est un instrument de manifestation, une manière d’être révolutionnaire essentiellement provisoire, un moyen encore grossier et presque primitif comme le prolétariat de nos jours, mais par cela même à la portée de tous, et qui est de nature à préparer le développement des esprits, le bouleversement physique et moral de la vieille société et à la conduire [d’évolution en évolutions], de la souveraineté collective, la souveraineté du peuple, la souveraineté individuelle, la souveraineté de l’homme, de l’être humain. 

C’est un pont volant, une planche de sauvetage pour passer de l’épave du présent à la terre ferme de l’avenir. Comme les naufragés de la Méduse, nous sommes sur un radeau où la fibre révolutionnaire des masses est menacées de périr d’inanition. Il faut en sortir à tout prix ; tirer le peuple de cette position critique ; il faut mettre à sa disposition le pain quotidien du cerveau, l’exercice de la législation universelle et directe, afin que, par l’emploi démocratique de la liberté légale, il finisse par s’habituer et s’initier de lui-même à l’idée comme à la pratique de la liberté anarchique.

Qu’avant peu l’enchaînement des circonstances, la fatalité des choses amènent en Europe un mouvement insurrectionnel de peuples, c’est ce qui n’est un doute pour personne. Que le prolétariat se retrouve encore une fois victorieux et en armes sur les débris des trônes, déchaîné, sinon libre, entre les quatre murs ou les quatre piliers de la Civilisation, — l’esprit de gouvernement, l’esprit de propriété, l’esprit de religion et l’esprit de famille, porte de quadrilatère du principe d’autorité, — et il court grand risque de s’être encore une fois, battu pour le roi de Prusse ou l’empereur de France, tout comme des patriotes italiens ou de stupides soldats. Il n’a pour cela qu’à refaire ce qu’il a toujours fait, c’est-à-dire réparer de ses mains caleuses les parois dégradées de l’autorité gouvernementale, la replâtrer nous le nom de dictature ou de comité de salut public quelconque, si bénin et si provisoire même que s’annonce ce comité ou cette dictature. 

Supposons, au contraire, qu’au jour de la victoire le prolétariat inaugure immédiatement le système de législation directe et universelle, et, aussitôt, sur l’initiative des plus révolutionnaires et sous l’empire des premiers élans d’enthousiasme, il ébranle à coups redoublés les murailles de son antique prison, il les bat en brêche**, il les troue de fond en combles, il les éventre sur les quatre faces et s’ouvre ainsi autant d’issues pour sortir de l’ordre ancien, achever l’œuvre de démolition de l’idée autoritaire s’en éloigner chaque jour de plus en plus et ne rapprocher de plus en plus chaque jour de l’ordre nouveau, de l’édification anarchique de la liberté. 

Avec le droit direct et universel au vote de la loi, il est évident que tout le monde se trouve et se sent intéressé à n’adopter que ce qui est de bien public et à rejeter tout ce qui est de nature à y porter atteinte. Le progrès individuel devient une conséquence logique du travail général des intelligences, — travail provoqué par le maniement du vote législatif, — et le progrès social une conséquence non moins fatale du progrès individuel. C’est l’instruction et l’éducation obligatoires de tous par chacun et de chacun par tous. Tous et chacun ayant un intérêt direct à la bonne organisation de la société et chacun et tous participant en fait et en droit à son organisation, il n’en peut résulter qu’une amélioration croissante pour l’individu comme pour la société. 

Jusqu’à présent le peuple n’a été qu’un mythe, une fiction ; n’existe que sur le papier, c’est un être fabuleux qui ne figure que dans les mille et une proclamations de jour et de nuit des politiques orientaux ou occidentaux. On s’en sert comme d’une formule métaphysique bonne à jeter de la poudre aux yeux des imbéciles et ouvrir aux intrigants les portes du pouvoir, absolument comme de son antithèse, cette autre personnalité mythologique, baptisée du nom de Dieu. C’est le "sésame ouvre-toi" des aventuriers à la recherche des satisfactions gouvernementales, le talisman des ambitions malfaisantes, la clé merveilleuse de leur tyrannique puissance. 

Les Césars rouges comme les Césars tricolores ne règnent et ne gouvernent oui ne prétendent à régner et à gouverner que par la vertu de ces syllabes magiques : Dieu et le Peuple. Tous leurs hiéroglyphes d’Etat sont entrelacés de phrases dans le style de celles-ci : — Par la grâce de Dieu et la volonté du Peuple, nous leurs représentants sacrés et couronnés, leurs pontifes légitimes, mandons et ordonnons que devant notre infiniment aimable et miséricordieuse Majesté chacun se prosterne la face contre terre et nous adore en ses génuflexions comme son seigneur et maître, faute de quoi il sera roué en place publique, fustigé en cellule privée, passé par les armes, rendu au gibet ou garrotté sur n’importe quel échafaud jusqu’à ce que mort s’en suive. Ou bien : Liberté, égalité, fraternité, c’est-à-dire sous l’invocation d’une autre très-Sainte Trinité, la divinité démagogique, et au nom de la souveraineté du Peuple, nous leurs représentants officiels, leurs eucharistiques mandataires sortis du vase d’élection, mandons et décrétons que chacun a le droit et le devoir de nous obéir aveuglément, servilement, et de conformer en tout et partout ses pensées comme ses actions à notre bon plaisir, sous peine, en n’observant pas nos dits commandements, de se voir appréhender au corps, jeté en pâture à la gueule des patrons et, à la rigueur, d’avoir les poings coupés et la tête tranchée. 

Qu’est-ce donc, en définitive, que le Peuple, le représenté, avec ses représentants rouges ou bleus, blancs ou tricolores ? Je vous dis, moi, que ce peuple-là n’est pas un peuple souverainement vivant, pas plus que le seigneur Dieu n’est une existence réelle, c’est un scandaleux juron, un sacré nom de Peuple et un sacré nom de Dieu, voilà toute la Science a soufflé sur le Dieu et l’a fait fuir devant elle comme une balle de savon ; la bulle a crevé aux yeux des plus clairvoyants ; il n’en reste bientôt plus de trace que dans les imaginations les plus attardées. 

Déjà dans les sphères de la dialectique, et pour désigner ce qui reste inexpliqué, on ne dit plus Dieu, mais l’inconnu. Malheureusement nous n’en sommes pas encore là à l’égard du Peuple. La démocratie, le gouvernement du peuple par le peuple, la souveraineté collective est l’état de chrysalidation par lequel doit passer la multitude rampante avant d’atteindre à l’autonomie, au gouvernement de l’homme par soi-même, à la souveraineté infiniment individuelle. Constituons donc la législation directe et universelle afin de métamorphoser par le stimulant d’un intérêt universel et direct, la passivité des masses en activité, l’esprit inerte en intelligence animée. Sortons le prend nombre de son néant ; créons la matière humaine, imprimons lui le mouvement, façonnons-la au progrès. 

L’ignorance populaire étant donnée, on ne peut résoudre le problème de son extinction que par la législation directe et universelle. C’est le fluide chaleureux et vermeil qui fera circuler la vie dans les réseaux organiques du corps social, aujourd’hui fœtus informe, chaos inepte. C’est l’alphabet de la liberté mis aux mains des foules esclaves, l’école mutuelle des sociétés encore en enfance. (...)

La division des sections législatives et leur centralisation unitaire n’est pas plus difficile à établir que la division et la centralisation des sections électorales ; il n’y a qu’un accroissement de sections, voilà tout. C’est un travail de bureaucratie auquel, au besoin, on peut suppléer provisoirement et même définitivement par des groupements anarchiques discutant et votant, acclamant, pour ainsi dire, d’urgence les mesures de nécessités locales. 

C’est aux révolutionnaires, autorités naturelles en temps de révolution, à prendre l’initiative du mouvement de salut publie ; à proposer pour que le peuple dispose. C’est à eux de parler, d’écrire, d’agir en permanence ; à eux d’enthousiasmer les masses ignorantes et d’en faire des volontaires de l’intelligence ; à eux de les lancer à la pointe du vote contre les institutions séculaires de l’oppression et de la servitude à la conquête et à la défense des droits de l’être-humain. 

Cette commission de réacteurs les plus réprouvés, telle que je le proposai plus haut (commission inutile en soi puisque le premier venu est propre à ce travail), c’est à la seule fin de faire du seuil de l’Hôtel-de-ville, — au lieu d’un tréteau honorifique, — un tréteau infâmant, le pilori de l’Autorité, passée, présente et à venir. C’est pour déconsidérer dans l’esprit des masses et par une exhibition charivarique du Pouvoir, tous les provisoires incor... rigibles, tous les prétendants démagogiques qui rêvent la transformation de ce palais communal en Louvre, et de son balcon en trône. 
 
Toute représentation, toute délégation doit être souverainement, absolument interdite sous quelque prétexte et pour quelque cause que ce soit ; car la représentation, la délégation, c’est l’abdication. Tout au plus peut-on nommer à des fonctions administratives, et encore, non pas toujours universellement mais surtout spécialement, c’est-à-dire chacun suivant ses aptitudes. 

Le mieux est de laisser le plus possible à l’initiative de chacun. Ainsi, il serait bon qu’il se formât une commission pour l’élaboration de projets de lois (quand je dis lois c’est plutôt décrets, proclamations, je ne m’exprime pas juste, et il me semble que tous ces mots-là grincent sous ma plume et me chatouillent désagréablement les oreilles). Mais cette commission il est tout à fait inutile qu’elle relève de l’élection populaire. C’est une sorte d’académie libre qui doit se former par agrégation, se recruter volontairement parmi les deux sexes. Il n’y aurait aucun inconvénient à ce qu’il s’en organisât plusieurs en concurrence l’une de l’autre ; au contraire, ce serait un stimulant que la rivalité pour chacune d’elles. 

Ces académies pourraient et devraient même publier chaque semaine ou chaque mois un compte-rendu de leurs séances, un bulletin de leurs travaux, publication qui, vendue à un grand ou petit nombre d’exemplaires, selon que l’esprit publie lui accorderait plus ou moins de valeur, pourrait servir à la rétribution de chacun des membres de ces assemblées. Ces commissions ou ces académies seront en système de législation directe et universelle ce qu’est le Conseil d’Etat en régime impérial. La différence c’est que les unes seront libres et anarchiques, tandis que l’autre est servile et privilégiée. 

Dans tous les cas, elles ne sauraient empêcher que toute personne, homme ou femme, qui voudra prendre l’initiative d’une proposition ne puisse le faire, et cela pour les questions d’intérêt général comme pour les questions d’intérêt local. Chacun a le droit de parole dans sa section comme le droit de publicité dans la presse, et il suffit que sa motion ait de l’écho, qu’elle réunisse un certain nombre d’adhérents pour qu’elle soit inscrite à l’ordre du jour des sections de la commune, si elle est d’intérêt local, ou à l’ordre du jour de toutes les sections de la république, si elle est d’intérêt général. (...)

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