16/04/2017

Dossier "Partir en communauté"

Cahiers d'Histoire"Notre patrie est le monde entier"
Cahiers d'Histoire n° 133 (2016)
Revue d'histoire critique

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INTRODUCTION
Par Frank Noulin et Jean-François Wagniart 

« Partir » : Tel était le thème des Rendez-vous de l’Histoire de 2016. Thème stimulant, qui nous a incités à réfléchir sur la question du départ, en lien avec celle du changement social: faut-il partir pour « changer le monde », pour édifier une société meilleure, d’où seraient bannies inégalités et injustice ? Cela nous a amenés à traiter de ruptures radicales, dans lesquelles l’espoir d’un monde meilleur passe par l’éloignement du milieu d’origine au profit d’un « ailleurs » où le projet d’une autre façon de « faire société » peut être actualisé sans que ce déplacement soit forcément lointain, pourvu qu’on adopte un nouveau mode de vie.

D’autre part, en une époque qui tend de plus en plus à déconsidérer l’engagement pour une cause (sauf quand il s’agit de vocations humanitaires), au mieux vu comme le produit d’un idéalisme volontiers dénigré comme « archaïque », au pire confondu avec les différentes formes de fanatisme, nous ne voulions traiter que d’expériences « positives », quelles que fussent leurs erreurs et échecs, en ce sens qu’elles procédaient d’un idéal s’interdisant toute violence ou coercition pour donner naissance à un monde meilleur. Cela nous a donc conduits à écarter les démarches combattantes, voire guerrières, même si elles étaient menées au nom du progrès et de la démocratie.

C’est pourquoi nous avons décidé de travailler sur le départ pour « créer communauté », afin de vivre pleinement ses idées, et ce, sans dogmatisme ni fanatisme. Peu importait la distance parcourue, puisque comptait surtout le cheminement d’hommes et de femmes rompant avec leurs milieux d’origine, jugés trop étroits et fermés. Leur aspiration profonde était de faire vivre leurs idéaux « ici et maintenant », sans attendre une transformation globale des structures de la société et des institutions, en laquelle ils ne croyaient souvent plus, avec l’espoir cependant que leurs démarches puissent servir d’exemple et se multiplier.

Souvent inspirés de pensées utopistes, égalitaires ou libertaires, ou pour les plus religieux d’un retour à un christianisme primitif et communautaire, ces militants n’ont pas toujours été bien compris de leur entourage ou de leurs camarades. S’agissait-il d’une fuite ? Ne cherchaient-il pas leur satisfaction immédiate au détriment d’un engagement révolutionnaire plus rigoureux et souvent dangereux ? Ne voulaient-ils pas rompre avec leurs organisations, qu’elles soient religieuses ou politiques ? C’est souvent le sentiment qu’en ont eu de nombreux penseurs du mouvement ouvrier, comme Kropotkine ou Malatesta, et que l’on retrouve dans la presse révolutionnaire de la fin du XIXe siècle.

Mais, au-delà de la démarche et des polémiques qu’elle suscitait, il fallait aussi s’intéresser aux modalités de ces installations dans un nouveau milieu, souvent indifférent, voire hostile. Tout d’abord, ces idéalistes devaient affronter des conditions matérielles d’organisation et de survie très difficiles, source de découragement collectif et d’abandon de la communauté pour les moins convaincus. Le plus délicat était de renoncer aux attitudes du « vieil homme » en soi : l’autoritarisme, l’égoïsme, l’attachement à la propriété, au mariage et à la famille… Vivre avec frugalité était souvent aussi une règle difficilement acceptée. Par la suite, les communautés se trouvaient souvent face à un choix douloureux, voire cornélien : faut-il faire des compromis pour s’adapter au nouveau milieu ou rester sur une position rigoriste afin de ne pas remettre en cause les principes à l’origine du départ ?

Enfin, il s’agissait de faire un bilan, d’interroger ces expériences souvent temporaires, limitées, et leurs échecs supposés. Était-ce vraiment une fatalité, comme beaucoup le prévoyaient ? Pouvait-on parler d’échec quand beaucoup de ceux qui partaient ne voyaient dans cette expérience communautaire qu’un moment de leur parcours, leur permettant d’enrichir leurs vies et de se découvrir eux-mêmes, un rite de passage en quelque sorte, comme le décrit si bien Mühsam à propos de Monte Verità ? D’où cette question lancinante au cœur du dossier : en chacun de ces départs, n’y avait-il qu’une recherche personnelle ou, au contraire, une volonté de changer le soi pour changer le monde ?

Ce dossier, dans ses limites, interroge une série d’expériences qui vont de la deuxième moitié du XIXe siècle à nos jours. Certes, comme le rappelle Michel Antony, elles ont des bases plus anciennes, mais on entre avec le XIXe siècle dans une période non seulement riche en projets utopistes, mais aussi en tentatives pour les réaliser.

Face à l’ampleur du sujet, nous nous sommes concentrés sur les deux périodes qui se sont montrées les plus propices aux départs et aux expériences communautaires. Tout d’abord, la fin du XIXe et le début du XXe siècles, jusqu’au cataclysme de la Première Guerre mondiale, qui met fin à diverses expériences et accouche du projet collectif communiste, lequel juge sévèrement tous ces projets humanistes, teintés d’anarchisme et trop limités à de petites communautés. Cette période correspond dans beaucoup de pays à l’apogée du courant libertaire, en partie acquis à ces expériences. Michel Antony et Anne Steiner nous dressent un bon portrait de ces expériences en Amérique latine et en France, qu’elles soient le fait de socialistes utopistes, d’anarcho-communistes ou le plus souvent d’anarchistes individualistes qui avaient renoncé depuis longtemps à attendre le «grand soir» et n’accordaient plus à la classe ouvrière un rôle messianique.

Par la suite il faut attendre les années de l’après Seconde Guerre mondiale pour que de nouvelles tentatives puissent vraiment éclore. D’abord au sein de l’institution religieuse, comme le montre Tangi Cavalin, quand des « prêtres ouvriers » partent en prolétariat, n’hésitant pas pour certains d’entre eux à faire passer leur engagement social au-dessus de leur attachement à l’Église catholique jusqu’à quitter définitivement celle-ci après la condamnation de leur démarche par le Vatican en 1954.

Dans le même esprit, certains chrétiens tentent dans les années 1960 des expériences communautaires, comme celle de Boquen présentée par Béatrice Lebel-Goasgoz, «communielles» et « fraternelles », œcuméniques et ouvertes aux tendances les plus progressistes de la société. Là encore, la condamnation ne se fait pas attendre, avivant les contradictions entre ceux qui croient encore possible d’infléchir l’Église de l’intérieur et ceux qui mettent en avant la transformation révolutionnaire de la société, clivage que la «communion de Boquen» ne parvient pas à résoudre, ce qui entraîne sa quasi-disparition.

À la même époque, des expériences communautaires à différentes échelles ont lieu aux États-Unis, en Allemagne, en France. Elles prennent souvent racine dans des traditions utopiques anciennes, mais aussi dans un puissant mouvement contestataire qui s’oppose à la fois à une société capitaliste, consumériste et impérialiste, et aux structures traditionnelles des partis progressistes, considérées comme trop rigides. Frank Noulin nous présente ce fort movement étatsunien très composite, en lequel se conjuguent diverses révoltes, politiques comme culturelles, qui donne naissance aux Diggers de San Francisco. Radicale et éphémère, leur aventure, retracée dans l’entretien avec la réalisatrice Alice Gaillard, voit converger toutes les contestations économiques, politiques, raciales et sociales. Cette révolte américaine a beaucoup influencé les jeunes Allemands qui se lancent durablement à partir de la fin des années 1960 dans les expériences du « partir » communautaire. Loin de s’éteindre, ce mouvement, comme le montre Annette Wendt, reste encore très attractif et novateur dans toutes les parties de l’Allemagne réunifiée.

Avec les néoruraux, en particulier ceux de l’Ardèche étudiés par Catherine Rouvière, la synthèse de tous ces départs semble se faire. S’ils partent pour des raisons diverses, de la recherche personnelle de bien-être au désir révolutionnaire de changer la société par en bas, ceux qui sont restés dans leur nouveau milieu ont vraiment réussi à s’intégrer, à modifier les modes de vie de façon pragmatique, notamment en développant une agriculture plus respectueuse de la nature et des hommes. Ils ont su donner une portée politique à leur installation durable.

Notre choix n’est évidemment pas innocent, le retour sur ces démarches communautaires nous paraît plus que jamais d’actualité et impose une réflexion historique et critique. Il ne s’agit pas d’idéaliser ce mouvement mais de retrouver sa force et son utopie, plus que jamais nécessaires. Certaines critiques étaient et restent parfois justifiées : oui, le «partir» peut n’être qu’un retrait du monde par misanthropie ou rejet des autres. Certaines communautés finissent même par renoncer à leur engagement initial pour se vouer à la recherche du bien-être individuel, ce qui passe souvent par des modes de vie végétariens ou végétaliens ou encore spirituels, sans parler de toutes les dérives sectaires3…

Mais face à un capitalisme prédateur toujours plus triomphant depuis les années 1980, ces démarches, ces expériences et contestations locales et collectives, qui prônent un monde plus égalitaire, solidaire et respectueux de l’environnement, répondent aussi à la difficulté des organisations politiques progressistes à proposer un projet collectif renouvelé, aussi bien en Europe qu’en Amérique. Surtout, pour atteindre une société véritablement égalitaire et garantissant la liberté individuelle, ces expériences basées sur la démocratie directe mettent à nouveau en œuvre une idée émancipatrice, très libertaire, qui préconise de se changer d’abord soi-même avant de prétendre changer le monde, de ne rien attendre d’«en haut» et de commencer par la base pour rendre possible le changement social. Dans ces lieux qui émergent, il s’agit plus que jamais d’associer les formes de travail classiques à des activités physiques et intellectuelles et surtout d’échanger. D’où le rejet par beaucoup de l’argent, de la télévision, des téléphones portables et de l’Internet, considérés comme des vecteurs d’isolement et d’abrutissement individuel et collectif.

De fait, toutes ces expériences d’hier et d’aujourd’hui ne se résignent pas
à ce que la barbarie économique persiste, à ce que les pulsions nationalistes et d’exclusion conquièrent les esprits. Ainsi, l’accès à l’éducation émancipatrice, à l’école autogérée, délivrée des préjugés, le savoir et la culture partagés, le refus de parvenir4 et de participer à un jeu social aliénant, occupent une place fondamentale dans toutes ces tentatives, comme cela l’était dans les milieux libres décrits par Anne Steiner. Pour eux, seul le respect de ces principes d’éthique sociale peut faire revenir dans toute la société l’appétence pour le changement politique, afin que se propagent de nouveau les idéaux de solidarité, de partage des ressources et des richesses, loin de toute forme d’exploitation.

C’est à tous ces militants associatifs, environnementaux, autogestionnaires, en communautés, en coopératives, en jardins et habitats collectifs, en wagenburg, qui essaient courageusement de donner à la fois sens à leur vie et vie à leur besoin de partager et d’échanger, en partant ou simplement en rompant avec leurs milieux et leurs habitudes, que nous dédions ce dossier.

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Aiglemont

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