09/09/2014

Bon anniversaire Léon !

À l'occasion du 186e anniversaire de la naissance de Léon Tolstoï, Google lui dédie aujourd'hui le doodle de sa page d'accueil. On rebondira ici en citant l'article lyrique de La Revue anarchiste d'avril 1922 rendant hommage à l'écrivain anarchiste-chrétien et son œuvre. Extraits tirés du site "La Presse anarchiste".

(...) À l’encontre de celle d’ex-libertaires vieillis et honteux des enthousiasmes de leur jeunesse, la vie du grand écrivain russe montre d’une façon frappante comment la logique de l’intelligence et l’honnêteté de la pensée mènent inexorablement du loyalisme monarchique ou républicain à l’anarchisme absolu.

(…) Cependant le sentiment de l’injustice sociale commence à troubler la quiétude et la félicité du père de famille. La condamnation à mort d’un soldat, dont il avait bénévolement assumé la défense devant un conseil de guerre, lui dicte cet aveu : « Je n’ai trouvé rien de mieux que de citer des textes stupides appelés lois ». Le luxe de son train de maison le gêne, l’offusque même : « Sur notre table, une nappe éblouissante, des radis roses, du beurre jaune ; là-bas la famine ; ce fléau couvre les champs de mauvaises herbes, fendille la terre sèche, coupe les talons des paysans, détruit les sabots du bétail. C’est vraiment terrible! » L’écrivain met sa plume, son temps et sa bourse au service des paysans de Samara ravagée par la disette.

(…) Le problème moral s’impose aussi avec force à l’homme en pleine maturité. C’était, parvenu au seuil de la conscience, le conflit entre les instincts puissants d’un corps vigoureux et les velléités d’un esprit aux aspirations toujours plus vives vers le perfectionnement intérieur, la lutte entre les passions et les idées. D’autre part, à la redoutable question des origines et du sens de la vie, le mortel assoiffé d’absolu voulait une réponse précise, complète, définitive. L’agnosticisme ne la lui donna pas ; la religion lui permettra l’illusion.

Frappé de la sérénité intellectuelle du peuple, Tolstoï s’appliqua à s’assimiler son christianisme naïf, se plia aux moindres pratiques du rite orthodoxe. Il était trop clairvoyant et trop sincère pour ne pas y apercevoir sans délai l’étrange amalgame de grossières superstitions et d’idéalités sublimes. Le néophyte voulut se l’expliquer par des additions et des déformations imposées à la pure doctrine par des clercs ignorants ou imposteurs. Le désir de remonter aux sources lui fait apprendre l’hébreu, le plonge dans l’étude et les commentaires des Écritures Saintes. Il en sort une belle «Traduction des Quatre Évangiles», et surtout une «Critique de théologie dogmatique», le plus formidable réquisitoire contre les Églises passées, présentes, futures. Les essais dévotieux du nouvel évangéliste le séparèrent à jamais de toutes les confessions et lui valurent l’excommunication majeure (1879-1883).

Mais, ô rencontre ineffable, en cherchant Dieu, l’humble pécheur a trouvé l’amour :
« Dieux, proclame-t-il, c’est l’amour, l’union de tous les hommes, dont les malheurs viennent de la méconnaissance de l’universelle loi de bonté. Les préceptes de la doctrine de vérité existent plus ou moins cachés et identiques dans les diverses religions. Ils sont inscrits d’une façon indélébile en la conscience de chacun ; et seul l’aveuglement involontaire ou calculé les dérobe à l’examen. En dehors des dogmes, rites, cultes, églises ou sectes, l’obéissance sans faiblesse aux règles du divin amour assurera la joie et le paix entre les hommes. »

Dès la découverte du principe de la fraternité sociale, commence la période tragique de la vie de Tolstoï. Par une cruelle ironie du sort, l’affirmation de l’union nécessaire creuse entre l’apôtre et sa famille un fossé qui ira s’élargissant jusqu’à la tombe. Déjà l’activité pédagogique, l’abandon de la production artistique enfin les rêveries métaphysiques et religieuses indisposaient l’entourage immédiat lésé dans ses habitudes et ses intérêts. Lorsque le probe penseur s’ingénia à mettre en harmonie ses idées et ses actes, ce fut de la stupeur, de l’indignation mitigée de pitié, presque du mépris. La comtesse écrit à son mari: «Tu es resté à Iasnaïa pour jouer au Robinson… Je me suis calmée par ce proverbe russe : que l’enfant s’amuse de n’importe quoi, pourvu qu’il ne pleure pas ! » Et le « Robinson pour rire » consignait dans son « Journal » le jour du départ de sa famille pour Moscou et ses réunions mondaines : « Les brigands se sont réunis, ils ont pillé le peuple, ont réuni des soldats et des juges pour protéger leur orgie ; et ils festinent ».

L’ermite d’Iasnaïa réforme ses habitudes, sa toilette, renonce aux vêtements européens, s’habille en moujik. Il refuse tout service domestique pour sa personne, nettoie lui-même sa chambre, vide son vase de nuit, répare ses bottes : il laboure, fauche, fane, partage les travaux du paysan. À Moscou, les débardeurs, les journaliers deviennent sa compagnie habituelle. À l’occasion d’un recensement, la visite des bouges de la grande ville lui inspire sa première œuvre de révolte : « Que devons-nous faire ? » (1882-1885).

L’anarchisme, jusque-là obscur et latent, se dévoile, s’amplifie, s’élève au souffle du génie. Négateur de la propriété, l’écrivain renonce à ses droits d’auteur, sauf antérieurs à « Anna Karénine » réservés à sa famille. Les terres sont réparties entre les six enfants. Tolstoï ne gardait rien pour lui et vivait du strict nécessaire. Qui oserait lui reprocher de n’avoir pas imposé aux siens sa pratique du renoncement aux privilèges de la richesse, ni perpétré contre sa femme la violence du dépouillement total. Quel libertaire sans tache lui jettera la première pierre ?

La mansuétude envers la famille aimée était au surplus conforme à sa Doctrine de la non « résistance au mal par le mal, de la résistante au mal par le bien, vérité élémentaire et primordiale, que des siècles d’oppression obscurcirent jusqu’à l’incompréhension actuelle. Comme si la violence pouvait être combattue avec efficacité par la violence, la guerre par la guerre, l’incendie par le feu, l’inondation par l’eau. Les institutions d’imposture, d’iniquité s’écrouleront par la non-participation des individus éclairés ! »
Et le zélateur de la désobéissance donne l’exemple, refuse d’être juré, de payer les impôts, que sa femme acquitte en cachette.
Son action puissante s’exerça contre le militarisme et l’armée, soutien des États monarchiques ou républicains. Elle s’insinua dans les couches profondes du peuple, exalta son mysticisme millénaire. Des tribus entières de Doukhobors repoussent le service militaire, se laissant plutôt emprisonner, déporter en Sibérie, exiler au Canada. Pendant la dernière guerre des groupes de tolstoïens ne voulurent pas prendre les armes ; traduits au Conseil de Guerre, ils furent acquittés.

Les révoltés, les réfractaires viennent chercher appui et consolation auprès de leur vieux frère qui se multiplie en démarches, sollicitations, appels éloquents, dons généreux. Le maître proteste avec une hardiesse inouïe contre les persécutions dont l’autorité frappe les adeptes de ses idées, revendique pour lui la responsabilité de leurs actes. L’autocratie perfide lui inflige l’humiliation de l’immunité.

À Iasnaïa accourent de tous les pays du monde des hommes avides de voir et d’entendre l’apôtre de l’amour universel. Aux demandes de conseils, le pur anarchiste répondait: «Ceux qui se laissent guider par quelqu’un, lui obéissent et le croient, errent dans les ténèbres avec leur guide ».
Le grand écrivain prodigue les lumières de son esprit dans une foule de lettres aux dirigeants et aux dirigés, à l’empereur et aux révolutionnaires, aux oppresseurs et aux opprimés. En une infinité de brochures, de manifestes, de livres, il étudie et dénonce les mensonges des Églises, l’inique violence de l’État, l’erreur des réformateurs autoritaires, l’illogique de l’emploi de la force pour la rédemption sociale. Malgré son affirmation : « Tant qu’il y aura dans la société des individus affamés, l’art véritable n’existera pas », le prodigieux artiste compose jusqu’à sa fin d’admirables contes, nouvelles, romans, « La Mort d’Ivan Hitch », « La Sonate à Kreutzer », un drame émouvant, « La Puissance des Ténèbres » ; et, comme couronnement de sa soixante-dixième année, un salut suprême à l’amour sauveur du monde, « Résurrection », la somme de la pensée tolstoïenne.

Cette intelligence extraordinaire animait un corps d’une vigueur surprenante. À soixante-cinq ans, le paysan d’Iasnaïa apprend à monter à bicyclette, se passionne pour cet exercice, patine, nage, fournit à pied de longues randonnées. Dans cet organisme équilibré à la perfection, muscles et cerveau fonctionnent sans défaillance pendant toute la vie. (...)
Matériaux puisés dans les œuvres de Tolstoi et de Romain Rolland.

Quelques images d'archives sur la fin de la vie de Tolstoï.

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