Pour briser l’oppression, la misère, l’exploitation, il ne suffit plus d’une subversion empoisonnée par les valeurs mortes qu’elle combat. L’heure est venue de miser sur la passion irrépressible du vivant, de l’amour, de la connaissance, de l’aventure qu’inaugure à chaque instant quiconque a résolu de se créer selon sa "ligne de cœur". La société nouvelle commence où commence l’apprentissage d’une vie omniprésente. Une vie à percevoir et à comprendre dans le minéral, le végétal, l’animal, règnes dont l’homme est issu et qu’il porte en soi avec tant d’inconscience et de mépris. Mais aussi une vie fondée sur la créativité, non sur le travail ; sur l’authenticité, non sur le paraître ; sur la luxuriance des désirs, non sur les mécanismes du refoulement et du défoulement. Une vie dépouillée de la peur, de la contrainte, de la culpabilité, de l’échange, de la dépendance. Parce qu’elle conjugue inséparablement la conscience et la jouissance de soi et du monde.
Une femme qui a l’infortune d’habiter un pays gangrené par la barbarie et l’obscurantisme écrivait : "En Algérie, on apprend à l’enfant à laver un mort, moi je veux lui apprendre les gestes de l’amour." Sans verser dans tant de morbidité notre enseignement n’a été trop souvent, sous son apparente élégance, qu’un toilettage des morts. Il s’agit maintenant de retrouver jusque dans les libellés du savoir les gestes de l’amour : la clé de la connaissance est la clé des champs où l’affection est offerte sans réserve. Que l’enfance se soit prise au piège d’une école qui a tué le merveilleux au lieu de l’exalter indique assez en quelle urgence l’enseignement se trouve, s’il ne veut pas sombrer plus avant dans la barbarie de l’ennui, de créer un monde dont il soit permis de s’émerveiller.
Gardez-vous cependant d’attendre secours ou panacée de quelque sauveur suprême. Il serait vain, assurément, d’accorder crédit à un gouvernement, à une faction politique, ramassis de gens soucieux de soutenir avant tout l’intérêt de leur pouvoir vacillant ; ni davantage à des tribuns et maîtres à penser, personnages médiatiques multipliant leur image pour conjurer la nullité que reflète le miroir de leur existence quotidienne. Mais ce serait surtout marcher au revers de soi que de s’agenouiller en quémandeur, en assisté, en inférieur, alors que l’éducation doit avoir pour but l’autonomie, l’indépendance, la création de soi, sans laquelle il n’est pas de véritable entraide, de solidarité authentique, de collectivité sans oppression. Une société qui n’a d’autre réponse à la misère que le clientélisme, la charité et la combine est une société mafieuse. Mettre l’école sous le signe de la compétitivité, c’est inciter à la corruption, qui est la morale des affaires.
La seule assistance digne d’un être humain est celle dont il a besoin pour se mouvoir par ses propres moyens. Si l’école n’enseigne pas à se battre pour la volonté de vivre et non pour la volonté de puissance, elle condamnera des générations à la résignation, à la servitude et à la révolte suicidaire. Elle tournera en souffle de mort et de barbarie ce que chacun possède en soi de plus vivant et de plus humain. Je ne suppose pas d’autre projet éducatif que celui de se créer dans l’amour et la connaissance du vivant. En dehors d’une école buissonnière où la vie se trouve et se cherche sans fin - de l’art d’aimer aux mathématiques spéculatives -, il n’y a que l’ennui et le poids mort d’un passé totalitaire. »
Raoul Vaneigem
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