sur la mort qui les gouverne et l'opportunité
de s'en défaire, de Raoul Vaneigem. Extrait.
Ch. 4 : "La materia prima et l'alchimie du moi"
L'humanisation de la nature
Exploiter la nature l'a dénaturée en dénaturant l'homme. La nostalgie d'une nature primitive et de son impossible retour est la consolation morbide d'une société malade de l'économie. Il ne s'agit pas de renaturer l'homme et la terre mais de les humaniser en privilégiant les énergies vivantes qu'elles recèlent.
L'épuisement des ressources naturelles et de la nature humaine trace entre les hommes qui y travaillent et y succombent une ligne de démarcation qui définit le seul affrontement à venir. Tandis que le parti de la mort puise encore dans la peur le pouvoir de régner parmi les ruines de l'édifice spectaculaire et financier, un cri monte, unanime, des rues, des forêts et des cœurs : «La vie avant toutes choses».
Avant que sa rumeur atteigne l'opinion publique, ses échos ont bel et bien été perçus dans les rangs de l'ennemi, car il n'est pas de commerce et d'entreprise polluantes qui ne s'avise de faire campagne sur le thème de la vie à sauver. Les filets de la marchandise ne s'encombrent-ils pas de produits naturels, de médecines renaturantes, d'emballages écologiques ?
Or il ne faut pas que la récupération mercantile, le bric-à-brac des mystiques vitalistes et les fonds de poubelle de la religiosité dissimulent ce qu'il y a d'authentiquement révolutionnaire dans la volonté de réconcilier l'existence quotidienne avec la matière vivante, avec un corps omniprésent dont participe inextricablement et pour ainsi dire consubstantiellement chaque être et phénomène particulier, individu, noyau social, bête, plante, minéral, air, eau, feu et cette terre dont les Indiens assurent que, blessée par
la méprisante ignorance de sa vermine affairiste, elle possède l'art de se régénérer.
Il n'est pas sans importance que se propagent peu à peu le sentiment d'une coexistence des différentes formes de vie, et sa conscience perçue non par l'Esprit issu de l'oppression céleste, mais par le corps en quête de sa plénitude psychosomatique. Se sentir bien parmi les enfants, en compagnie des bêtes, auprès d'un arbre, au toucher d'une terre ou d'une pierre ne relève plus d'une passivité béate, d'un état contemplatif, c'est l'amorce d'un langage nouveau de l'individu avec soi et avec ses semblables, c'est une autre façon d'être et d'agir, en rupture avec les mécanismes comportementaux qu'imposent séculairement le pouvoir et la rentabilité.
L'éveil à l'absolue prérogative dont se revendiquent aujourd'hui les espèces terrestres, voilà ce qui fonde un style de vie, une attitude où le privilège d'exister s'exerce dès l'instant que j'accorde à la réalisation des plaisirs la préséance sur la nécessité qui les gâte en les payant et en les faisant payer. J'ai pour moi l'obstination d'une nature sans cesse renaissante - celle du lierre fissurant le béton - et contre moi l'usure qu'exige encore
le système de la médiation salariale et de la marchandise.
L'approche humaine d'une nature omniprésente remet en branle un processus d'évolution où les individus créeront leur destinée en créant un milieu accordé aux désirs. L'ère de l'économie et de la nature corvéable à merci n'est plus qu'une forme encombrante et stérile qui empêche l'humanité de naître à elle-même.
A la transformation de l'énergie libidinale en force de travail succède une volonté de vivre qui tient sa puissance créatrice du seul attrait des jouissances.
La réconciliation avec l'enfance coïncide avec la réhabilitation de l'animal rendu à sa vie autonome. [...]
Editions Seghers 1990. Réédition 2002. 261 pages.
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