"Contre-pouvoirs & décroissance"
Présentation et introduction du numéro :
« Contre-pouvoirs & décroissance en Amérique latine
L’Amérique latine n’échappe pas aux ravages de l’utilitarisme productiviste. Pour Anna Bednik, les mouvements “socio-environnementaux” qui s’y développent
“se rapprochent autant de la décroissance que de toute forme d’engagement qui conteste la centralité de l’économie dans
la vie”. Pour eux, le territoire est “un espace pour être, qui se construit socialement et culturellement, à l’image du peuple qui l’habite”. Les luttes pour empêcher la destruction des ressources naturelles sont l’expression d’une conception de la vie et
le changement qui s’attaque aux constructions mentales.
Elles rejoignent les engagements des objecteurs de croissance, sans les nommer comme tels.
Raul Zibechi considère que la version latino-américaine de la décroissance pourrait correspondre au “bien-vivre” qui est au cœur des luttes de l’Équateur à l’Argentine. “Il s’agit de vivre, d’établir une manière de vivre qui permette une relation harmonieuse entre les êtres humains, donc entre eux et la nature”. Ces choix entrent en conflit avec l’exploitation des ressources fossiles, comme avec l’idéologie du progrès. La créativité à la base est la seule activité transformatrice. Elle ne peut se réaliser qu’en dehors du système, dans
la marge du monde réellement existant. “Dans ces conditions, ce qu’on crée peut être réellement différent de ce qui est institué.”
Pour lutter contre toutes les formes de corruption, Antonio Gustavo Gomez, en tant que juge, doit s’appuyer sur la volonté et le courage des communautés locales à dénoncer
les destructions environnementales et les conséquences sociales qui les accompagnent.
Il est évident que “le pouvoir économique multinational, représenté dans la formule consommation/production/croissance, ne sera pas redéfini sans combat”. L’espoir d’un changement radical ne peut venir que des peuples indigènes qui se coordonnent localement pour s’opposer au désastre et pour affirmer leurs valeurs où les savoirs ancestraux peuvent rejoindre les sciences modernes au service du vivant.
Le concept de communalité est apparu, il y a plus de vingt ans, dans les hautes montagnes de l’Oaxaca, au sud du Mexique. Il est lié à la résistance des peuples indiens de cette région. On l’a retrouvé lors de l’insurrection de la ville d’Oaxaca en 2006 chez les populations des quartiers périphériques et sur les barricades. Pour Georges Lapierre, parce que ces sociétés locales ne voient pas la vie comme une accumulation de biens, d’argent et de pouvoir, mais dans l’art d’être ensemble, dans l’esprit qui préside aux échanges et aux réciprocités, elles constituent un repère précieux, sinon un exemple, en particulier dans la vie politique où les charges sont bénévoles et attribuées pour une durée d’un an par les assemblées générales.
Carlos Manzo complète la contribution précédente en lui apportant de nombreuses précisions en situation et territorialement situées. Il avance que la communalité et le dialogue culturel sont les instruments conceptuels et pratiques de la résistance des peuples indiens au Mexique. “Aujourd’hui, dans le contexte de la crise la plus aiguë que le capitalisme ait connue non seulement comme système historique, mais comme modèle civilisateur, la communalité est amenée à s’affronter aux entreprises transnationales voraces, intéressées par le dépouillement et l’usufruit capitaliste de nos territoires comprenant le patrimoine bioculturel.”
L’objectif des zapatistes est “la construction d’une pratique politique qui ne cherche pas la prise du pouvoir, mais l’organisation de la société”. Jérôme Baschet nous rappelle que, dans chaque commune autonome, ceux qui occupent les fonctions municipales sont élus par leurs communautés pour des mandats de deux ou trois ans révocables à tout moment. “Il est temps d’admettre que la construction du bien commun n’est pas vouée à s’incarner nécessairement dans l’État. À l’opposé d’une politique de la compassion, omniprésente à l’ère de l’humanitarisme, il faut faire de la dignité partagée le fondement d’une lutte pour l’auto-émancipation, sans messies et sans guides, sans spécialistes et sans États.”
Serge Latouche, brossant une fresque de l’histoire sociale et culturelle des Amérindiens, estime que leur réveil contient des promesses, des attitudes et des réalisations locales qui convergent avec les projets de l’objection de croissance. “La lutte pour la dignité et la reconnaissance de la joie de vivre comme partie du processus de changement résonne par-delà les mers avec notre combat.” Toutefois, comme en Afrique, “la rhétorique de l’autre développement, de l’économie solidaire et du commerce équitable, portée surtout par les experts blancs pleins de bonnes intentions est déjà à l’œuvre pour éviter que soit réalisée la sortie de l’économie et la marche vers la décroissance”.
Autres aspects critiques
Bertrand Méheust soutient que le trait dominant de notre époque, c’est l’impuissance de la connaissance, “son apparente inutilité”. Nous croulons, en effet, sous des informations qui convergent toutes vers la probabilité d’une catastrophe écologique et sociale totalement inédite à cette échelle, et pourtant « la pression du confort » est telle que nous sommes incapables d’un agir collectif à la mesure des enjeux. “Quelle contre-violence convient-il légitimement d’exercer contre la prédation financière, contre l’emprise publicitaire, contre la destruction de la biosphère, contre la dépossession lente de notre humanité ?”
Pour Claude Llena, le mouvement de la décroissance n’est pas un enfermement idéologique dans lequel les critiques les plus virulentes veulent l’isoler. “Il est l’expression d’une volonté d’agir sur les écosystèmes biologiques et sociaux à l’intérieur des territoires de vie. Il cherche à minimiser l’empreinte écologique des pratiques productives et participe d’une relation sociale revitalisée par la recherche du sens.” C’est une mutualisation des pratiques d’auto-éco-organisation qui permet d’exercer un véritable contre-pouvoir populaire sur la prégnance de l’économie productiviste.
Romain Felli voit comme une impasse le retour au local de l’écologie radicale contemporaine, en particulier de la décroissance. L’écologie par en bas fait erreur quand elle fétichise un moment du rapport de production capitaliste et lui impute les raisons de la crise écologique. Il convient en revanche de démocratiser au maximum l’État et de le mettre au service d’objectifs écologiques socialistes. À la simplicité volontaire individuelle, “il s’agit d’opposer la nécessaire autolimitation, décidée et imposée démocratiquement. Une telle autolimitation est radicalement incompatible avec la logique du capitalisme”.
Interrogeant les responsables d’importantes associations écologistes sur leurs rapports avec les institutions et les initiatives étatiques, comme le Grenelle de l’environnement, Alice Canabate relève que le choix de ces dirigeants est fondé sur la conviction qu’il faut être en relation “de l’intérieur” avec le monde tel qu’il est pour pouvoir le changer. S’appuyant sur la transcription de nombreux entretiens, elle met à jour quelques arcanes des systèmes symboliques et des dynamiques de changements sociaux et politiques qui interagissent entre la force de l’institué et la puissance des contre-pouvoirs instituants, quand ils sont porteurs d’utopies.
Luc Semal poursuit, en Grande-Bretagne, une minutieuse investigation sur les politiques de transition vers une limitation énergétique pour la décroissance. Ces plans de réduction énergétique sont-ils des instruments de contre-pouvoir ? “Si l’une des fonctions du contrepouvoir est d’imaginer un autre monde possible pour demain, et d’imaginer quelles transitions réalistes permettraient d’y parvenir, alors la réponse est indéniablement oui… Mais encore faut-il pour cela qu’un équilibre périlleux soit sans cesse maintenu entre
le possible et le souhaitable, ou entre la radicalité et le compromis.” »
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